V
PAS DE SECRETS

En cette mi-août de l’an 1809, l’attitude générale de la population anglaise était un mélange d’apathie et de désintérêt, sauf pour ceux qui avaient un être cher en mer ou dans l’armée. Après les victoires de Wellesley dans la Péninsule, succès qui lui avaient valu de recevoir du roi le titre de duc de Wellington à son retour en Angleterre, leur véritable ennemi, la France, semblait soudain bien lointain. Il n’y avait guère que dans la Cité de Londres, dans les établissements financiers ou les compagnies d’assurance que l’on avait conscience des graves dommages causés au commerce et au trafic maritime.

Bolitho s’était rendu à deux reprises à l’Amirauté. Il y avait été accueilli par quatre de Leurs Seigneuries, deux officiers et deux civils. La placidité qui, en apparence, régnait à l’Amirauté le laissait un peu ébahi, alors qu’il en sortait chaque semaine des centaines d’instructions et ordres divers destinés aux escadres ou aux bâtiments isolés, ordres qui la plupart du temps étaient obsolètes compte tenu du délai qu’ils mettaient à leur parvenir.

Lorsqu’il avait retrouvé Catherine, il avait été troublé par sa réticence à parler de sa visite chez Zénoria. Il avait tout de même réussi à comprendre que la jeune femme n’en pouvait plus dans la famille de Keen, qu’elle étouffait sous leurs assauts de gentillesse. Et lorsqu’ils avaient reçu une invitation à se rendre au baptême dans le Hampshire, il avait senti que Catherine s’assombrissait davantage.

Il savait que l’incertitude sur sa future affectation la troublait : l’état de santé de Collingwood qui s’aggravait ouvrait pour la première fois une possibilité en Méditerranée. Pourtant, l’Amirauté – et d’aucuns ajoutaient, le roi soi-même, dont la santé mentale se détériorait chaque jour – refusait toujours à Collingwood de rentrer comme il le souhaitait.

Il avait évoqué ce baptême avec Catherine et avait senti plus fortement encore que quelque chose n’allait pas.

Elle avait fini par venir se blottir à ses pieds, le visage dissimulé derrière sa chevelure.

— Val est fou de joie. Il tient à inviter tous ses amis, enfin tous ceux qui seront en Angleterre à ce moment-là – il sentit qu’elle hésitait lorsqu’elle ajouta : Y compris Adam.

— C’est peu probable, Kate. L’Anémone est à court d’équipage, j’imagine. Il va être obligé d’aller à l’intérieur des terres pour trouver du monde. Quand on commande une frégate, on n’est jamais aussi bien qu’en mer et loin des amiraux !

— Dans ce cas, j’en rends grâces à Dieu, lui avait-elle répondu – puis, levant les yeux vers lui : Je sais que tu l’aimes comme un fils, et j’ai l’impression de trahir en te disant ce que je te raconte. Mais c’est mon devoir, nous nous sommes juré depuis le début qu’il n’y aurait pas de secret entre nous.

Bolitho l’avait écoutée sans l’interrompre. Ce qu’elle avait discerné sur le visage d’Adam le jour du mariage de Val à Zennor ; comment elle avait eu vent de ses visites à Falmouth ; l’esclandre qui s’était produit dans un relais de poste lorsqu’Adam avait provoqué un inconnu sous prétexte qu’il insultait la famille Bolitho, mais il s’était contenté de souffler la flamme d’une bougie devant de nombreux témoins. Zénoria lui avait également dit qu’Adam était venu la voir peu de temps avant, qu’il avait fait toute la route à cheval de Portsmouth où l’Anémone avitaillait.

Bolitho lui avait caressé les cheveux pour la calmer, mais il était tout perturbé. Comment avait-il fait pour ne rien remarquer, au cours de leur longue traversée au retour des Antilles ?

Ne voyait-il décidément que ce qu’il avait envie de voir ? Son neveu s’était toujours montré impétueux, du jour où il avait embarqué, jeune aspirant efflanqué. Il n’avait jamais imaginé qu’il pourrait ressembler à son frère Hugh. Et pourtant… Hugh avait toujours eu le sang chaud, incapable de mettre un mouchoir sur ses rancœurs. Le commandant James, leur père, disait de lui que c’était une mauvaise engeance, mais il y avait sans doute autre chose.

Puis Catherine s’était exclamée :

— Il faut que Zénoria ait une maison bien à elle, un endroit où elle pourra être elle-même. Elle est jeune, Richard chéri, mais ce qu’elle a vécu lui a donné envie de mordre la vie à pleines dents et cela, la famille de Keen ne peut le comprendre !

Le jour du baptême arriva et, comme convenu, ils se rendirent à la grande demeure où de nombreux amis tant du pays que de Londres étaient venus saluer l’enfant prénommé Perran Augustus. Augustus était le prénom du père de Keen. Il n’y avait pas suffisamment de place dans la petite église du village pour accueillir tout le monde, mais on avait prévu dans les jardins assez de victuailles et de boissons pour nourrir un régiment.

Bolitho avait promis de ne pas laisser soupçonner à Zénoria qu’il connaissait une part de son secret. Si Valentine Keen découvrait un jour la vérité, ou s’il avait seulement vent de rumeurs, personne ne pouvait imaginer comment tout cela se terminerait.

Les festivités donnèrent lieu à plusieurs incidents, tous insignifiants pris séparément, mais assez gênants pour qu’ils reprennent avec soulagement la route de Chelsea le jour même. Le premier avait éclaté lorsque l’on avait exposé les nombreux cadeaux apportés par les invités, certains de grande valeur ou offerts par des membres de la famille, d’autres émouvants par la gentillesse qu’on y devinait. Par exemple, un petit cheval de bois joliment sculpté et accompagné d’une carte de la main d’Ozzard, attestant que c’était l’œuvre d’Allday. Lorsque Bolitho et lui étaient arrivés, Keen les avait présentés comme « les deux hommes qui m’ont sauvé la vie à un moment où je me croyais perdu ».

La chose s’était produite avant que tout le monde se dirige vers l’église. Une porte était restée ouverte et Bolitho avait surpris le père de Keen, visiblement furieux.

— Parfois, je me dis que tu es un fieffé imbécile ! Tu es certainement capitaine d’un vaisseau du roi, tu es brave – mais as-tu une cervelle ? En tout cas, il ne te reste plus rien de celle que tu as reçue en naissant !

Catherine avait essayé de tirer Richard par le bras, néanmoins Bolitho avait entendu la suite :

— Pourquoi ne pas rester ici, le temps que ce garçon grandisse, hein ? J’aimerais me dire qu’il prendra ma suite à la Cité, ou qu’il se fera avocat. Je n’ai pas envie de découvrir un jour son nom sur les listes de morts ou de disparus !

Ce qui avait déclenché cet éclat, c’était le cadeau qu’avait choisi Keen pour son petit garçon : un joli poignard d’aspirant « que tu porteras fièrement un jour ». Lorsque Keen le leur avait montré, Bolitho avait remarqué l’air désespéré de Zénoria qui avait jeté un coup d’œil furtif à Catherine, sans doute sa seule véritable amie.

Il continuait d’agiter de sombres pensées. Il revoyait encore Adam quand il l’avait surpris en train de boire plus que de raison dans sa chambre, pendant la traversée du retour. Et dire que cela faisait à peine deux mois ? J’aurais dû m’en rendre compte, j’aurais dû le secouer.

Puis il y avait eu une autre anicroche, prévisible celle-là. Une femme s’était approchée de Bolitho puis, après avoir lancé un regard de défi à Catherine, lui avait dit en parlant trop fort :

— J’ai pris le thé à Londres avec votre épouse voici quelques jours, sir Richard. Ce fut très agréable.

Elle s’était violemment empourprée lorsque Bolitho lui avait répondu, fort calme :

— Agréable pour vous, si vous me permettez.

Il avait remarqué la tête que faisaient certains invités qui se donnaient des coups de coude, mais ceux qui venaient des villages alentour avaient montré un plaisir évident à voir pour la première fois de leur vie Richard et Catherine ensemble.

— Ma chère, avait dit Catherine à l’indiscrète, laissez-le donc tranquille ! Et laissez les autres faire leur sale besogne !

Un inconnu avait alors crié dans la foule : « Un hourra pour Dick et sa belle dame ! »

Il avait tout l’air d’un marin, sans doute avait-il servi sous ses ordres dans le temps. Comme un fantôme qui se serait dressé au milieu de tous ceux qui ne le reverraient plus jamais.

Lorsqu’ils furent dans leur voiture, avec Allday assis en face d’eux et qui s’était assoupi sur-le-champ en exhalant une forte odeur de rhum, Catherine lui avait demandé à mi-voix :

— Serons-nous bientôt fixés ?

Bolitho lui serra le bras, elle n’avait pas besoin de lui en dire plus. C’était toujours ainsi, cette menace permanente, chaque heure et chaque jour dont il fallait essayer de profiter.

— Je pense que oui. Sir Paul Sillitœ m’a parlé d’un nouvel aide de camp et j’en déduis qu’il en sait plus qu’il ne veut bien le dire.

— Tu vas prendre son neveu ?

— Je ne sais pas. Parfois, mieux vaut ne pas connaître trop bien les gens et ne pas se soucier d’eux d’une façon qui pourrait les blesser et même leur être nuisible – il hésita un peu : Nous avons trop parlé de l’océan Indien pour que ce soit simple coïncidence. Une campagne éclair pour mettre fin à ces attaques constantes contre nos navires de commerce.

— Cela veut dire que tu pourrais retourner au Cap ?

Ils restèrent silencieux, revivant le cauchemar qu’avait été leur naufrage. Bolitho reprit :

— Mais cette fois-ci, ce sera à bord d’un vaisseau du roi. Nous donnerons cent milles de tour au récif !

Elle se serra plus fort contre lui et lui dit :

— J’aimerais tant partir avec toi, quel que soit l’endroit où ils t’envoient.

Il regardait les maisons défiler dans les lueurs rouges du couchant, se demandant combien de marins et d’amiraux en herbe avaient parcouru cette route avant lui.

— Un ami que j’ai à l’Amirauté m’a appris qu’Adam allait recevoir l’ordre d’appareiller sous peu. Il pense qu’on l’envoie à Gibraltar.

Il revoyait l’expression qu’avait eue Adam en lui disant, l’an passé : « Pour mon dernier anniversaire, une femme m’a embrassé. » Il aurait dû comprendre lorsque, en réponse à l’une de ses questions, Adam lui avait dit que personne ne la connaissait. Déjà à cette époque, il devait se sentir déchiré. Mais cela deviendrait bien pis s’il n’arrivait pas à maîtriser ses sentiments. Il ajouta :

— Je vais lui parler, Kate, dès que cela me paraîtra sans risque.

Elle s’était endormie contre son épaule.

 

Trois jours après le baptême, Bolitho reçut la convocation de l’Amirauté qu’il attendait.

Catherine avait insisté pour l’accompagner et Bolitho s’était surpris lui-même en ne protestant pas. Si son devoir devait les séparer, il voulait profiter de chaque instant qu’il pouvait passer avec elle.

Il faisait beau et chaud, des gens se promenaient sur les places bordées d’arbres.

Bolitho la regarda descendre les marches, Sophie sur les talons.

— Eh bien, mon chéri ? Trouves-tu que cela me va ?

Elle portait une robe bleu foncé, presque la couleur de sa vareuse, et elle aussi avait aussi des galons dorés.

— L’épouse de l’amiral, ou, en tout cas, sa femme !

Elle ouvrit l’éventail qu’il lui avait rapporté de Madère et se cacha à demi derrière lui, ce qui donnait davantage d’éclat à ses yeux. Et sous l’éventail, on ne voyait plus que sa poitrine se soulever doucement, trahissant son émotion.

Il la prit par les épaules.

— Je n’ai jamais été plus fier de toi.

Mais, arrivé à l’Amirauté, il ne put manquer de remarquer les regards qu’on leur jetait, ce qui le rendit soudain plus méfiant.

Se penchant un peu, il l’embrassa dans le cou en lui murmurant un seul mot : ensemble. Puis il remit sa coiffure et grimpa les marches.

On ne le fit pas attendre ; il fut accueilli par le même lieutenant de vaisseau que la première fois. Inutile de se demander pourquoi on ne l’avait pas avisé de la libération de Baratte lors de sa dernière visite. Était-ce un simple oubli, ou craignait-on qu’il fasse un esclandre ?

Étaient assis au bout de la table l’inspecteur de la marine, un gros amiral congestionné, deux autres lords de l’Amirauté, Hamett-Parker et son secrétaire. Comme Bolitho l’avait prévu, Sillitœ était là, un peu à l’écart, impassible.

Hamett-Parker haussa le sourcil, tic qu’il avait déjà pendant le procès de Herrick devant la cour martiale.

— Vous avez fait vite, sir Richard.

L’un des amiraux que Bolitho ne connaissait pas déclara :

— De la part de ce conseil, je tiens à vous remercier pour votre patience et pour l’aide inappréciable que vous nous avez apportée depuis votre retour à Londres. Votre expérience, pas seulement dans l’art de la guerre, mais également dans les opérations que vous avez eu à conduire avec l’armée, vous désigne tout naturellement pour cette mission.

Ils opinèrent tous du bonnet, à l’exception de Hamett-Parker.

L’orateur poursuivit.

— A en croire ce que nous dit Sir Paul Sillitœ, nous comprenons que vous songez à une force de, disons, huit frégates ? Cela, bien entendu, est absolument hors de question.

Bolitho songeait à Godschale. On ne peut pas tout faire.

Il posa un coude sur le bras de son fauteuil et effleura son œil. Il n’était pas retourné voir le chirurgien. Avait-il accepté l’idée que c’était désormais sans espoir ?

— L’armée se rassemble au Cap, sir Richard. Vous êtes d’assez haut rang pour l’aider dans son action, sans nécessairement devoir appliquer sa stratégie. Le gouvernement de Sa Majesté britannique a en effet l’intention d’envahir l’île française de Maurice. Mais, auparavant, nous devons retrouver les forces navales ennemies au milieu de cet océan et les détruire.

Bolitho dit brusquement :

— Personne ne peut y arriver sans bâtiments.

— Des frégates, et peut-être aussi, quelques petits bâtiments, commenta Hamett-Parker.

— Oui, répondit Bolitho en le regardant. Sans cela…

Hamett-Parker réagit aussitôt :

— Il existe une frégate neuve, la Walkyrie. Elle vient d’être admise au service et se trouve à Plymouth. Son commandant est cornouaillais comme vous, compléta-t-il avec un petit sourire, rien de moins !

Bolitho avait entendu parler de cette frégate d’un nouveau type. Elle avait été conçue comme une réalisation expérimentale et était destinée à se mesurer aux frégates de l’ennemi, de plus fort tonnage. Ces mêmes frégates qui, à leur tour, avaient été copiées par un nouveau concurrent, la marine américaine. Plus grosse que toutes les frégates en service dans la Flotte, la Walkyrie portait quarante-deux pièces, mais on disait qu’elle était plus rapide et plus manœuvrante que les vaisseaux de trente-huit, tels que l’Anémone.

Hamett-Parker poursuivit :

— Capitaine de vaisseau Aaron Trevenen, le connaissez-vous ?

— J’en ai entendu parler.

Hamett-Parker plaqua ses paumes l’une contre l’autre, un geste qu’il affectionnait.

— Décidément, voilà encore un exemple de vos appréciations lapidaires sur un homme valeureux ?

— Voilà plusieurs mois, intervint Sillitœ – j’ai l’impression que cela fait des années –, nous nous sommes rencontrés à la résidence de Godschale, sur le bord de la Tamise. Vous vous souvenez peut-être que Lady Catherine m’avait réprimandé car…

— Pas de remarques d’ordre personnel ici, sir Paul ! coupa Hamett-Parker.

Sillitœ fit comme s’il n’avait pas entendu et reprit un peu plus fort :

— Réprimandé, donc, pour vous avoir chargé, sir Richard, d’une nouvelle mission assez difficile. J’avais répondu que nous n’avions personne d’autre, que personne n’était plus qualifié ni meilleur que vous pour faire ce qu’il y avait à faire. Après la terrible expérience qu’elle a vécue lors de la perte du Pluvier Doré, je suis certain qu’elle serait, cette fois, d’accord avec moi.

Hamett-Parker ravala sa rage.

— Je vais faire tenir à la Walkyrie les ordres qu’il convient. Vous prendrez passage à son bord avec votre état-major, Trevenen sera l’officier le plus ancien de votre future flottille. Je vous ferai savoir ce que je considère comme nécessaire au cas où…

— Si je dois diriger cette affaire contre Baratte, lui répondit Bolitho…

Il vit sursauter deux de ses interlocuteurs. Ignoraient-ils décidément ce qui se passait et ce à quoi il fallait s’attendre ?

— … c’est moi qui vous en informerai, sir James.

Il salua et se dirigea vers la porte. Sillitœ le suivit, comme il s’y attendait.

Une fois dehors, Bolitho lui dit :

— J’ai bien peur d’avoir abordé un sujet que j’aurais préféré éviter.

— Je suis convaincu de ce que j’ai déclaré. Les marins vous respectent, vous avez su gagner leur cœur. Ils savent que vous ne les trahirez pas pour le plaisir de courir après votre gloire et que vous ne sacrifierez pas leur vie sans bonne raison.

Il observait le profil de Bolitho, on sentait à voir ce visage tanné qu’il était sensible autant aux arguments qu’aux sentiments qu’il exprimait. Il insista.

— Si c’est réalisable, vous le ferez. Sinon, nous serons obligés de reprendre les choses de zéro – et, presque indifférent : A ce moment-là, le roi sera devenu complètement fou. Plus important encore, certains n’auront plus peur de le dire !

Ils s’arrêtèrent dans l’escalier sous une haute fenêtre. Sillitœ suivait ce qui se passait en bas et dit :

— Si vous saviez comme je vous envie, Richard. Je ne vous envie qu’à cause d’elle.

Bolitho aperçut Catherine, elle s’abritait les yeux pour regarder par la vitre, on aurait cru qu’elle avait entendu ce que venait de dire Sillitœ.

Lequel éclata de rire.

— Allons, n’ayez pas de ces pensées ! – puis, redevenant sérieux : Bon, parlons de votre nouvel aide de camp.

Bolitho l’écoutait à peine.

— Nous allons rentrer à Falmouth – il frissonna : Si vous saviez combien je déteste ces lieux, les gens sont figés dans le passé – et, sans ciller : Envoyez-le moi à Falmouth avec un mot d’introduction.

Sillitœ l’observait, l’air amusé :

— Est-ce tout ? Eh bien, je m’en occupe.

Il suivit des yeux Bolitho qui descendait les marches et crut le voir trébucher dans un virage. Il le héla :

— Si vous retrouvez Baratte, n’hésitez pas, tuez-le !

Mais il avait disparu.

Un peu plus tard, en repensant à cette scène, Bolitho se dit que cela résonnait comme un conseil d’ami.

 

Debout près des portes grandes ouvertes, Bolitho regardait le jardin et le verger. La brise de mer qui lui rafraîchissait le visage embaumait la rose.

Encore quelques jours, et il lui faudrait prendre le chemin de Plymouth. Il sentait la présence de Catherine qui, installée au coin de la cheminée, l’observait. Elle avait essayé de lui cacher les préparatifs qu’elle faisait de son côté avant leur séparation : des chemises neuves qu’elle avait achetées à Londres, du vin de la boutique de St James’s Street et qu’elle avait fait expédier directement à Plymouth. Ozzard s’occupait des coffres, vérifiait tout, impassible comme toujours. Il était ainsi, songea Bolitho, depuis que le vieil Hypérion était parti par le fond. Un homme hanté par quelque chose, et pourtant, dans la chaloupe après leur naufrage, il s’était montré d’une force de caractère surprenante, assistant un mourant, rationnant eau et nourriture, cherchant à repérer le mutin qui s’était dissimulé parmi eux.

— Et John Allday ?

Bolitho se tourna vers elle. On aurait cru qu’elle lisait dans ses pensées.

— Il ne restera pas à terre. Et son mariage, si mariage il doit y avoir, attendra notre retour.

— Je suis soulagée. Je me sens toujours rassurée quand il est près de toi.

Ses yeux sombres étaient pleins de questions tues, comme lorsqu’elle l’avait trouvé en train de lire la liasse d’ordres qu’il avait reçus de l’Amirauté.

— Cela va être dur pour toi ?

Bolitho vint s’asseoir près d’elle et lui prit la main, celle qui portait ce bel anneau de diamants et de rubis. Il le lui avait passé au doigt juste après le mariage de Keen à Zennor, dans la petite église à la sirène.

— Je vais avoir la Walkyrie, on va également me donner Triton.

— C’était le bâtiment de Baratte ?

— Oui. Cela risque de le pousser à tenter des choses insensées.

Il effleura l’anneau, à l’endroit où elle avait porté l’alliance de Somervell.

— Il faut que je te demande quelque chose, Richard. Tu n’aimes pas trop le capitaine de vaisseau Trevenen ? Et tu vas avoir besoin de t’appuyer sur lui.

Il haussa les épaules.

— Nos chemins se sont croisés de temps à autre. Son père a servi dans le temps avec le mien – je suppose que cela a un rapport. C’est bien le genre de commandant que je m’attendais à voir choisir par Hamett-Parker.

Il leva la tête pour contempler ses yeux, sa bouche.

— Mais j’aurai aussi l’Anémone, si Leurs Seigneuries sont assez bonnes pour me la donner.

Il vit que cette nouvelle la soulageait.

— Il a besoin de toi, Richard.

Il lui répondit en souriant :

— Nous verrons.

On entendit des bruits de voix et Grâce Ferguson entra, soucieuse comme à l’accoutumée de ne pas les déranger.

— Il y a là un officier qui souhaite vous voir, sir Richard.

Catherine mit la main sur sa poitrine et murmura :

— Il vient de l’Amirauté ?

— Un lieutenant de vaisseau, répondit Mrs Ferguson, un certain George Avery.

Bolitho lâcha la main de Catherine et se leva.

— Le neveu de Sillitœ.

— Est-ce bien pertinent ? lui demanda-t-elle. Et si c’était une ruse, avoir à sa main un aide de camp qui connaîtrait tous tes secrets ?

Il lui sourit.

— Mais non, Kate chérie. S’il ne fait pas l’affaire, je le renverrai à la Flotte du Nord – et à la gouvernante : Faites-le entrer.

— Tu vas tant leur manquer, lui dit Catherine, ils t’aiment tellement.

Il se détourna, son œil le picotait.

— Je préfère ne pas y penser.

L’officier arriva. Il avait visiblement emprunté plusieurs voitures pour venir, il était couvert de poussière et ses vêtements étaient tout froissés.

Bolitho le surprit en annonçant :

— Je suis Richard Bolitho. Et voici Lady Catherine Somervell.

Il se dit que cela devait décontenancer Avery, peu habitué à ces manières. Cet officier général si célèbre, simplement vêtu d’un pantalon et d’une chemise, et qui ressemblait à un jardinier plus qu’à un amiral, chevalier du Bain en prime, s’il vous plaît.

— Asseyez-vous, Mr Avery, je vous en prie. On va vous servir un rafraîchissement.

Sans avoir besoin de la regarder, il entendit Catherine se diriger vers la porte.

— Je m’en occupe.

— Asseyez-vous.

Il s’écarta légèrement pour éviter que les derniers rayons du soleil couchant ne lui irritent l’œil. Avery n’était pas exactement tel qu’il se l’était imaginé. Grand, les cheveux poivre et sel, il semblait assez âgé pour un officier de son grade, en tout cas, certainement plus âgé qu’Adam. Sillitœ lui avait envoyé une lettre d’introduction comme promis, mais, conformément à son habitude, Bolitho l’avait gardée pour la lire après l’entretien. Il voulait d’abord se forger sa propre opinion.

— Racontez-moi votre vie.

L’officier regardait la pièce, s’imprégnant de cette histoire, les portraits, les vieux livres que l’on apercevait par la porte de la bibliothèque. Il avait le visage marqué, comme quelqu’un qui a traversé bien des épreuves et ne peut oublier.

— J’ai servi comme second lieutenant à bord du Canopus, sir Richard.

Il avait une voix de basse assez profonde, avec un très léger accent. Originaire de l’ouest, sans doute du Dorset.

Il essayait de se détendre, un muscle après l’autre, mais ne pouvait réprimer sa curiosité, comme s’il était encore tout surpris de se retrouver là.

— Le Canopus a besoin d’un sérieux carénage, sir Richard. La moisissure et le blocus, ce pauvre vieux a beaucoup souffert.

— Et auparavant ?

Lorsqu’il répondit, Bolitho reconnut tout de suite chez lui un certain désespoir.

— J’étais embarqué à bord d’une goélette, La Jolie, prise aux Français deux ans plus tôt. Nous étions en croisière dans le golfe de Gascogne lorsque nous nous mîmes en chasse d’un navire de commerce hollandais qui faisait cap droit sur la terre. Nous utilisions souvent cette tactique car La Jolie, de construction française, n’éveillait pas les soupçons.

Il ajouta amèrement :

— Avec nos pièces de faible calibre, que pouvions-nous faire ? – il semblait revoir la scène : J’étais second, le commandant était également lieutenant de vaisseau. Je l’aimais bien, mais…

— Mais ?

Avery le regarda dans les yeux et Bolitho se rendit compte qu’il avait des yeux dorés, très clairs, comme un chat sauvage.

— Je pense qu’il était irresponsable, sir Richard.

Bolitho s’effleura l’œil sans y penser. La Jolie. Ce nom ne lui disait rien. Il aurait peut-être dû lire la lettre de Sillitœ.

Avery s’était tu, s’attendant à être interrompu, une réprimande peut-être, pour avoir osé critiquer son commandant, même s’il était très jeune à l’époque.

— Nous avons logé deux boulets dans la coque du hollandais et il est venu dans le vent. Le patron croyait sans doute que nous étions plusieurs.

Son visage s’était figé.

— Et c’était vrai. L’autre était une corvette française, elle est sortie de derrière une pointe, toutes voiles dehors. Nous n’avions aucune chance. Nous étions déjà au près, au vent de la terre, mais tout ce que mon commandant a trouvé à dire, c’est : « On en aura deux pour le prix d’une. » Ce sont les derniers mots qu’il a prononcés sur cette terre, un boulet l’a coupé en deux alors qu’il faisait un geste de défi en direction de l’ennemi.

Il se tut un long moment, avant de reprendre :

— La corvette a fauché notre pont, de l’avant à l’arrière. Les hommes tombaient, mouraient. J’entends encore les hurlements, ceux qui suppliaient. Puis j’ai été touché à mon tour. Allongé sur le pont, j’ai vu nos gens amener les couleurs. S’ils avaient continué à se battre, ils se seraient fait tuer.

— Si vous n’aviez pas été blessé, lui demanda Bolitho, leur auriez-vous donné l’ordre de le faire ?

Avery était sur les charbons ardents, il le voyait bien. Il s’était probablement posé bien des fois la question.

— Cela se passait à l’époque de la paix d’Amiens, sir Richard, j’ai été fait prisonnier. Comme j’étais blessé, je crois que les Français ont été assez contents de me relâcher – un silence : Et je suis passé en cour martiale.

Bolitho voyait la chose comme s’il y était. Les vieux ennemis s’étaient servis de la paix d’Amiens comme d’une excuse pour se réarmer et panser leurs plaies. Personne ne croyait qu’elle durerait longtemps. Par conséquent, pour préparer la Flotte à l’imprévisible, il avait fallu trouver un prétexte, aussi dérisoire fût-il.

Avery reprit :

— J’ai été reconnu non coupable de lâcheté ou d’imprudence. Mais La Jolie avait amené ses couleurs, si bien que, blessé ou pas, j’ai reçu un blâme.

Il se leva à demi de son siège.

— Je savais bien que c’était sans espoir. Je suis désolé de vous avoir fait perdre votre temps.

Acquitté, mais condamné à rester lieutenant de vaisseau jusqu’à ce qu’on le renvoie ou qu’il se fasse tuer.

— Avez-vous de la famille ? lui demanda doucement Bolitho.

Il parut tout d’abord ne pas avoir entendu.

— Non, je n’ai personne, en dehors de mon oncle que je connais à peine.

Bolitho aperçut l’ombre de Catherine par la porte restée ouverte.

— Falmouth n’est pas Londres, commença-t-il, mais nous avons un excellent tailleur, Joshua Miller, dont la famille fournit la mienne depuis des générations. Vous allez vous faire faire la tenue qui convient à un aide de camp.

La tête que fit Avery lui était insupportable, mélange d’étonnement, de gratitude, d’incrédulité, tout cela à la fois. Bolitho ajouta :

— Mon propre neveu s’est trouvé un jour dans la même situation, obligé de quémander. Les choses ne seront pas faciles pour vous. Vous irez voir Mr Yovell, mon secrétaire, il vous instruira de vos devoirs. Où avez-vous laissé votre bagage ?

Avery essayait de reprendre ses esprits.

— Dans la cour de l’auberge, sir Richard. J’aurais dû y prendre une chambre, mais je n’y croyais pas.

— Faites-les porter ici, lui répondit Bolitho. Cela vous permettra de trouver vos marques et de faire la connaissance de la petite équipe qui travaille avec moi.

— Je ne sais que dire, sir Richard ! Je vous promets simplement…

— Ne promettez rien ! A long terme, c’est plus sage – puis après avoir hésité : Si cela peut vous rassurer, il m’est arrivé un jour de rendre mon sabre pour sauver la vie de quelqu’un qui m’était très cher.

Il revoyait Allday tombant sous cette lame espagnole, cette terrible blessure qui le rendait encore incapable de réagir lorsqu’il était pris au dépourvu.

— Et j’espère que je saurai me montrer suffisamment fort si le cas devait se reproduire.

Lorsqu’il se retourna, le grand officier, tout émacié, le cheveu prématurément gris, avait disparu, comme un fantôme surgi du passé.

Catherine était là. Elle l’enlaça. Il l’embrassa dans le cou.

— Ai-je bien agi, Kate ?

Elle resta un bon moment sans pouvoir parler.

— C’est quelqu’un de bien. Je n’oublierai jamais sa tête lorsqu’il est sorti.

Il la serra très fort, essayant de prendre la chose à la légère. Mais, pendant tout le récit de ce lieutenant de vaisseau, c’était lui-même qu’il voyait. Cela aurait pu m’arriver.

Plus tard, dans la lumière du soir, alors qu’une légère brume montait de la mer, ils allèrent se promener tous les deux sur le sentier qui menait à l’échalier puis, un peu plus loin, au chemin de la falaise. Ils restèrent là à admirer la mer qui se brisait sur les rochers. Des mouettes plongeaient et rebondissaient sur les vagues, elles avaient le monde entier pour elles.

Elle lui dit soudain :

— Je veux aller avec toi à Plymouth, j’ai envie d’être près de toi, jusqu’au dernier moment.

Il la tenait dans ses bras, ses longs cheveux balayaient son visage. Le jour où l’Anémone avait vu les rivages de Cornouailles, le temps dont ils disposaient leur avait semblé éternel, il s’étendait devant eux, plein de promesses. A présent, dans quelques jours peut-être, ils seraient séparés, il faudrait qu’il se contente de ses lettres et de souvenirs pour se réconforter.

— Si tu veux, Kate. Je suis aussi avide que tu sais être convaincante.

Ils rentrèrent à la vieille maison et Bolitho, surpris, trouva Yovell qui consultait quelques ouvrages dans la bibliothèque.

Catherine lui fit les gros yeux :

— Je vous interdis de vous surmener, Mr Yovell ! – avant d’éclater de rire : Je monte.

Elle lança un regard à Bolitho.

— Tu n’auras rien à regretter, Richard.

Bolitho ne savait pas exactement ce qu’elle entendait par là. Il demanda à Yovell :

— Comment cela s’est-il passé avec Mr Avery ?

Yovell souffla un peu de buée sur ses bésicles cerclées d’or et les essuya vigoureusement avec son mouchoir.

— C’est un homme qui a de nombreux talents, sir Richard. Il entend le latin. Il fera l’affaire.

On ne pouvait imaginer plus grand compliment dans sa bouche.

Bolitho monta à son tour, passant devant tous les portraits qui le fixaient des yeux, sur fond de batailles et de campagnes oubliées. La maison était encore tiède de la chaleur du jour, on entendait gronder le tonnerre.

Il entra dans la chambre et la vit, debout devant une fenêtre grande ouverte. Il n’y avait pas un souffle d’air, la flamme des chandelles montait, immobile, pas une ombre ne tremblait.

Il lui encercla la taille et elle se tourna vers la grande glace sur pied ornée de centaines de chardons sculptés. Elle avait appartenu à la mère de Bolitho, qui était écossaise, cadeau du commandant James. Richard admirait son reflet dans le miroir : elle portait cette chemise de nuit qu’il aimait le plus, avec son cordon d’or, et son corps se découpait nettement sur son ombre.

— Souviens-toi, pas de regrets. Fais de moi ce qu’il te plaira. Prends-moi, use de moi, car je suis tienne – et j’ai toujours été tienne, alors même que nous ne le savions pas.

Il sentit son corps remuer contre le sien, il se mit à jouer avec le petit cordon autour de son cou. Il avait l’impression de voir dans la glace un autre la posséder, un étranger.

— Doucement.

Elle regardait le miroir, les lèvres humides, puis elle défit le cordon et laissa tomber sa chemise, découvrant ses seins qu’il enveloppa des mains. Elle était complètement nue et sa chevelure tombait sur ses épaules, comme pour la protéger.

Il l’emporta sur leur lit et s’allongea près d’elle, la caressant, embrasant ses seins, son corps, ses jambes, jusqu’à ce que cela devienne insupportable.

Il se débarrassa de ses habits, elle fit semblant de le repousser avant de murmurer :

— Bon, je me rends…

Le reste de la phrase se perdit, il s’allongea sur elle et la pénétra, la tenant par les poignets, la prenant comme cet étranger qu’il avait aperçu dans le miroir.

Le tonnerre grondait, on devinait des éclairs. Mais dans cette chambre, tout n’était plus que paix.

 

Une mer d'encre
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